Le chemin (tortueux) de la remise en question

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Si j’ai toujours ressenti une amertume face aux injustices, quelles qu’elles soient, et que, plus particulièrement, mon engagement sur la question féministe ne date pas d’hier, mes idées ont beaucoup évolué au cours du temps. Au fil des rencontres, des expériences, des apprentissages, et de la maturité aussi. Ce volcan qui sommeille en moi s’est progressivement mis à s’enflammer. Une éruption philosophique et forcément politique (dans son sens le plus large) qui m’empêche de vivre ma vie sans me soucier du monde qui m’entoure et des inégalités/discriminations/oppressions qui le traversent. C’est devenu vital. Mais c’est loin d’être simple. Je cherche l’équilibre pour ne pas que ce feu ardent brûle tout sur son passage mais se transforme plutôt en une puissance créatrice. Pour ne pas tuer des gens donc. C’est mieux.

Radicale ?

Parfois on me dit que je vais trop loin. Que je vois les marques de sexisme là où il n’y en a pas. Je dirais plutôt là où on croit qu’il n’y a rien. Ce qui fait norme n’est plus interrogé. C’est comme ça, et on ne voit pas le mal que ça pourrait faire. J’observe et j’entends tous ces lieux communs sur les rôles associés traditionnellement aux hommes et aux femmes (ou plutôt à la masculinité et à la féminité). Ces petites phrases comme « une femme à marier », « Il se bat comme une fillette celui-là », « Le rose c’est pour les filles », « c’est un garçon manqué », « C’est pour quand le bébé ? » etc. Je pourrais en sortir des centaines à la minute tellement j’y suis confrontée au quotidien (allez voir sur le compte Instagram @pepitesexiste il y a de quoi faire), parfois de façon assumée, souvent de façon insidieuse, voire inconsciente. C’est que tout le monde ne se rend pas compte que par ses mots, ses comportements, ses sous-entendus, il/elle contribue à renforcer les stéréotypes de genre – sous couvert d’humour ou de thèses essentialistes – et à asseoir par là-même une forme de domination, ou plus précisément d’hégémonie au sens de Gramsci : une coercition consentie, intégrée aux fonctionnements sociaux considérés comme « normaux », et dès lors acceptée par les acteurs sociaux, en ce compris les victimes de ces systèmes. On est souvent tellement conditionné.e.s par les schémas de pensée qui produisent des inégalités et qui sont fermement ancrés dans la société, que non seulement on les intègre mais on les reproduit aussi. Nous sommes conditionné.e.s à cet ordre établi, supposé démocratique, et la plupart du temps nous le renforçons.

« Ce que veulent les oppresseurs, c’est transformer la mentalité des opprimés et non pas la situation qui les opprime pour que ceux-ci, mieux adaptés à cette situation, soient mieux dominés »

(Paulo Freire)

Déconstruction

Un besoin. Celui de remettre en question tous ces petits détails qui semblent insignifiants mais qui pourtant ancrent dans notre inconscient des systèmes de domination, des inégalités, et les normalisent. Pour le sexisme, comme pour toute autre forme de discrimination/d’oppression d’ailleurs. Cependant, il ne s’agit pas uniquement de décortiquer les éléments – normes, discours et pratiques – qui gravitent autour de moi. Non. Au-delà d’une analyse « méta » de mon environnement social, j’interroge mes propres représentations, je prends du recul sur les réflexes intellectuels que j’ai acquis sans m’en apercevoir. Cette démarche réflexive n’est pas toujours facile. Développer une posture extérieure par rapport à des réflexions, idées, comportements qui sont précisément intérieurs, c’est une véritable gymnastique de l’esprit. Un jeu de rôles qui peut s’avérer éreintant et déstabilisant, surtout au début. Mais la remise en question continue, quoique énergivore cognitivement, est un incroyable vecteur d’évolution. Prendre conscience de la « paire de lunettes » qui détermine notre vision, ce prisme de l’habitus à travers lequel nous voyons le monde et qui nous fait croire que notre réalité est synonyme de vérité objective voire absolue. C’est la possibilité, non seulement de prendre conscience des mécanismes qui nous oppressent et nous influencent, mais aussi par là-même de nous en libérer, ne serait-ce que temporairement. La transformation de notre regard est un puissant agent de transformation sociale.

Débat

« Penser juste est une posture exigeante, difficile, parfois pénible, que nous devons assumer par-devant les autres et avec les autres, en face du monde et des faits, face à nous-mêmes. C’est difficile entre autre choses par la vigilance constante que nous devons exercer sur nous-mêmes pour éviter les simplissimes, les facilités et les incohérences grossières »

(Paulo Freire)

Si réfléchir est une démarche complexe, se confronter à l’autre, faire réfléchir celui/celle qui n’a entamé aucune espèce de travail de déconstruction, demande plus de temps, d’énergie et de volonté aussi. Quand on s’éveille aux réalités qui nous entoure, on ne peut rester impassible. C’est le fardeau de la conscience : ouvrir les yeux nous oblige à ne plus pouvoir les fermer. Dès lors comment faire face à ceux et celles qui n’en sont pas (encore) là ? Comment le faire sans paraitre condescendante ? Sans apparaitre comme une je-sais-tout, donneuse de leçons du dimanche ? Spoiler alert : c’est pas facile. Je dois avouer que ce n’est pas chose aisée de garder mon calme lorsqu’il s’agit de sujets qui m’animent. Alors je m’emballe, je deviens peut-être plus agressive que ce qu’il ne faudrait, et mon message se perd dans les méandres de ma colère. Du coup, j’ai compris que la bienveillance faisait passer beaucoup de choses. Donner à réfléchir sans mettre au pied du mur. Un peu comme si l’on plantait une idée à la manière d’une graine, qu’on l’arrosait de temps en temps par l’une ou l’autre conversation et qu’on la laissait germer tranquillement au rythme où son terreau de pensées le permet. On ne peut pas éveiller tout le monde, c’est un fait. Mais on peut au moins essayer. Toujours en nous préservant, histoire de ne pas se perdre dans la bataille. L’éducation n’est peut-être pas l’arme la plus facile à manier mais, pour paraphraser le grand homme qu’était Mandela, c’est certainement la plus puissante pour changer le monde.

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