Pérégrinations autour de la « crise de la masculinité »

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Attaquons sans préambule. J’ai un peu de mal avec l’expression « crise de la masculinité ». Tout comme le concept de « femme castratrice ». Le fait est que les luttes féministes remettent en question l’hégémonie phallique historique et l’impact de celle-ci sur nos représentations du masculin et du féminin, en ce compris les rôles et rapports de domination dans lesquels elle nous enferme. C’est bien, et nécessaire. L’utilisation de ces expressions, par contre, sous-tend souvent une vision péjorative, où la pseudo-féminisation de la société la mènerait à son délitement voire à une décadence certaine. Et ça c’est moins bien. Du coup, j’avais envie de réfléchir à tout ça. Et de vous partager le fil de ma pensée. Enfin, le fil est très long donc ce sera plutôt un bout (si vous avez vu la longueur de cet texte, vous aurez du mal à le croire mais je vous assure, j’ai essayé d’être brève).

L’injonction du genre

Il y a quelques mois, j’entendais dans un spectacle une réplique somme toute assez banale : un humoriste qui, dans un sketch, racontait une anecdote dans laquelle il demandait à une partenaire sexuelle après l’acte comment elle l’avait trouvé. Banale, en apparence seulement.
En creusant un peu, je me suis posée une première question. N’y a-t-il pas derrière cette interrogation une volonté de validation pour l’homme ? Au-delà de flatter un certain ego, voir s’il correspond à cette représentation du masculin dans toute sa virilité, son endurance, sa puissance. Une représentation largement véhiculée à travers les médias mais aussi nos pratiques, et présente dans l’imaginaire collectif. La virilité comme idéal masculin, comme s’il n’existait qu’une seule manière d’être un homme. Mais cette construction sociale, cloisonnante, plonge nécessairement dans une insécurité quant à son appartenance ou non à la norme établie. Être un homme, c’est quoi ? Dans un monde où l’on se définit encore par notre sexe, ou plutôt par notre identité de genre, ne pas trouver sa place dans les représentations catégorisées que l’on connait peut s’avérer complexe, voire anxiogène. Presque au même titre que les femmes (« comme une femmelette » pour reprendre l’expression consacrée), ils deviennent des « sous-hommes», considérés comme inférieurs aux « mâles dominants ». Parce que différents de la norme masculine telle qu’on l’entend.

Ceci étant, quoi que ce malaise soit évidemment légitime, précisons quand même qu’il est tout autant partagé par les femmes qui sont, elles aussi, confrontées aux injonctions du genre, au diktat de la féminité, et donc à ce même sentiment d’insécurité face à leur correspondance ou non aux normes établies. Je répète… Être un homme, être une femme… c’est quoi, si ce n’est une construction socio-culturelle correspondant à des représentations indéniablement liées à notre époque et à notre environnement de socialisation ? Ces représentations nous conditionnent et façonnent notre expérience sociale tout autant que notre rapport à nous-mêmes. Pourtant, la « crise de la masculinité » semble vouloir s’imposer comme un réel effondrement sociétal, davantage que la remise en question de la féminité, d’ailleurs revendiquée par la féministe que je suis. Mais pourquoi ?  Cette pression, si elle est ressentie par les deux sexes, n’est – je crois – pas vécue de la même manière. En ce que nous n’occupons pas la même « position » dans le grand échiquier social : les uns dominants, les autres dominées (je ne prends ici que le critère du genre, sans tenir compte des autres facteurs déterminants comme les origines, l’appartenance religieuse, le statut social etc). J’ai ainsi l’impression que les hommes – et j’attends vos retours – ont le sentiment peut-être inconscient qu’ils ont « plus à perdre » que les femmes : les conditions légitimes de leur appartenance à une classe dominante.

« Not All Men » : vraiment ? – un article de Valérie Rey-Robert pour la Revue Ballast

La place du plaisir féminin

Une deuxième question m’est apparue à l’écoute de cette remarque sur les performances sexuelles dont je vous parlais plus haut. Cette fois à propos de la réciprocité. Si comme je l’ai dit, on peut interpréter cette question du « c’était comment ? » comme un besoin de valoriser son ego et de se situer par rapport à l’injonction du masculin, elle peut (devrait) aussi être prise au premier degré en fait. Cette interprétation est relayée au second plan, mais elle est pourtant essentielle. Interroger sa (/son) partenaire dans une réelle volonté de savoir si elle(/il) a pris du plaisir, et/ou essayer de comprendre comment induire ce plaisir. C’est en cela que j’appelle à la réciprocité. Sinon en quoi l’acte sexuel à deux (ou plus, c’est comme vous voulez) diffère-t-il de la pratique en solitaire ? L’échange mutuel est censé apporter une plus-value, ce qui passe nécessairement par une prise en compte et un respect de ce que l’autre ressent. Je crois sincèrement que, comme dans tous les domaines, faire preuve d’empathie, avoir la capacité de se mettre à la place de l’autre, constitue l’essence même de cette réflexion.

Lorsqu’il s’agit du plaisir féminin, on aborde selon moi une potentielle piste de réponse quant à cette « crise de la masculinité ». Parlons pénétration. Et répétons que le plaisir n’en est pas synonyme. Pour certain.e.s ça peut sembler évident, pour d’autres ça coule moins de source. Pour la majorité des gens, l’acte sexuel se définit symboliquement par la pénétration. Autrement il semble incomplet, arrêté au stade des préliminaires. Comme si la femme était une sorte de réceptacle, attendant ce que l’homme a à lui apporter. Quel impact sur la pensée ? Depuis leur plus jeune âge, tout dans la société insinue aux hommes que leur pénis est la matérialisation de leur puissance, en tous lieux. Pour eux y compris, cette injonction de pénétration peut d’ailleurs être vécue comme une sorte d’imposition : un homme doit être « pénétrant ». Que leur reste-il dès lors qu’on a plus besoin de leur pénis pour jouir ? C’est dur (sans mauvais jeux de mots). Si le plaisir sexuel n’est pas l’apanage de ce membre, au moins lui reste-t-il la capacité à inséminer pour donner la vie… Là encore l’hégémonie phallique se voit mise en péril par le renoncement grandissant des femmes occidentales à enfanter. Une sorte de dépossession du rôle conféré depuis longtemps aux attributs mâles qui peut finalement s’interpréter chez l’homme comme une perte inconsciente de son identité. C’est peut-être ce qui fait peur lorsque l’on parle de féminisme, ou simplement d’égalité… Perdre symboliquement ce qui semble faire de lui un homme, et par extension, ce qui assoit sa position de privilégié dans la société par rapport aux femmes.

Bousculer les représentations

Puisqu’on est sur les clichés autour de la sexualité, abordons le porno. Si son impact dans la construction psychosociale de notre rapport aux corps m’apparait comme important à interroger, on ne peut nier qu’il occupe une place plus ou moins grande dans la pratique de la sexualité, peut-être plus particulièrement encore quand celle-ci est solitaire. Mais quand on parle de porno, on parle presque systématiquement des hommes. Dans le même spectacle évoqué plus haut (ou décidément je me suis régalée), j’entendais : « Dans la salle, les hommes qui regardent du porno, levez la main ». Pardon du dérangement, et les femmes là-dedans ? Le porno et, par extension, l’acte de masturbation, sont associés au masculin. Est-ce qu’on ne peut finalement pas y voir une négation du plaisir féminin solitaire comme si, une fois de plus il était impensable sans présence phallique ? On est de l’ordre du symbolique, indéniablement. Mais ces mécanismes symboliques à l’œuvre ont durablement structuré notre façon de nous percevoir à travers nos corps. Repenser nos rapports à la sexualité et dans la sexualité – qui plus est en dehors des tabous qui y persistent encore – pourrait peut-être ainsi permettre de repenser les rapports entre sexes au sein de la société. En tout cas, ce serait un grand pas, déjà.

Dès lors lorsque l’on parle de crise de la masculinité, il ne s’agit en fait pas de n’importe quelle masculinité, unique ou homogène, mais plutôt comme l’évoque la sociologue australienne Raewyn Connell, d’une masculinité hégémonique. Un concept qui « vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes ». (Raewyn Connell). C’est elle qui reproduit les rapports de domination au sein de la société (en ce compris les violences faites aux femmes, problème lié à un système plutôt qu’à des considérations personnelles et isolées), appuyée par nos traditions, nos pratiques sociales, notre langage… Oui, même au travers de la langue, se pérennise une vision de la société qui traduit ces rapports de domination. Depuis petit.e.s, nous entendons cette phrase, qui structure et influence notre manière de percevoir le monde, bien au-delà d’une simple règle grammaticale : « le masculin l’emporte toujours ». Alors si d’aucuns estiment que l’écriture inclusive n’est qu’un détail, pour moi c’est une façon de se réapproprier un espace linguistique là où, en tant que femme, je me sens niée et oubliée. Dire « moi aussi je compte ». Dès lors, c’est cette masculinité hégémonique, ancrée dans chaque parcelle de nos existences, qui est en « crise ». Et c’est elle que l’on se doit de continuer à bousculer, pour finalement la renverser. Non seulement pour libérer les femmes de ce joug historique, mais pour en libérer les hommes aussi. Et puis pour acquérir l’égalité. Pas uniquement dans les droits, mais aussi dans la liberté d’être chacun.e, sans entrave et sans jugement, ce que l’on est.

 

 

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